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Réflexions à propos du personnage de littérature.

Cours à l'UTL, Marseille.


1. Aristote, La Poétique (IVe s av JC)

Le point le plus important, c'est la constitution des faits, car la tragédie est une imitation non des hommes, mais des actions, de la vie, du bonheur et du malheur ; et en effet, le bonheur, le malheur, réside dans une action, et la fin est une action, non une qualité. XII. C'est par rapport au caractère moral que les hommes ont telle ou telle dualité, mais c'est par rapport aux actions qu'ils sont heureux ou malheureux. Aussi ce n'est pas dans le but d'imiter le caractère moral que (les poètes tragiques) agissent, mais ils montrent implicitement le caractère moral de leurs personnages au moyen des actions ; de sorte que ce sont les faits et la fable qui constituent la fin de la tragédie ; or la fin est tout ce qu'il y a de plus important.

[…] I. Il est évident, d'après ce qui précède, que l'affaire du poète, ce n'est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité. II. En effet, la différence entre l'historien et le poète ne consiste pas en ce que l'un écrit en vers, et l'autre en prose. Quand l'ouvrage d'Hérodote serait écrit en vers, ce n'en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l'un parle de ce qui est arrivé, et l'autre de ce qui aurait pu arriver. III. Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus élevé que l'histoire ; car la poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails particuliers. IV. Les généralités, ce sont les choses qu'il arrive à tel personnage de dire ou de faire dans une condition donnée, selon la vraisemblance ou la nécessité, et c'est à quoi réussit la poésie, en imposant des noms propres. Le détail particulier c'est, par exemple, ce qu'a fait Alcibiade ou ce qui lui a été fait. V. On a déjà vu procéder ainsi pour la comédie. Après avoir constitué une fable d'après les vraisemblances, les poètes comiques imposent, de la même manière, n'importe quels noms, mais non pas, à la façon dont s'y prennent les ïambographes, pour composer sur des faits personnels. VI. Pour la tragédie, les poètes s'emparent des noms de personnages qui ont existé. La raison en est que ce qui est possible est probable ; or, ce qui n'est pas arrivé, nous ne croyons pas encore que ce soit possible ; mais ce qui est arrivé, il est évident que c'est possible, car ce ne serait pas arrivé si c'était impossible.


[…] Comme la composition d'une tragédie, pour que celle-ci soit des plus belles, ne doit pas être simple, mais complexe et susceptible d'imiter les choses qui excitent la terreur et la pitié (c'est là le caractère propre de ce genre d'imitation), il est évident, d'abord, qu'il ne faut pas que les gens de bien passent du bonheur au malheur (ce qui n'excite ni la pitié, ni la crainte, mais nous fait horreur) ; il ne faut pas, non plus, que les méchants passent du malheur au bonheur, ce qui est tort à fait éloigné de l'effet tragique, car il n'y a rien là de ce qu'elle exige : ni sentiments d'humanité, ni motif de pitié ou de terreur. Il ne faut pas, par contre, que l'homme très pervers tombe du bonheur dans le malheur, car une telle situation donnerait cours aux sentiments d'humanité, mais non pas à la pitié, ni à la terreur. En effet, l'une surgit en présence d'un malheureux qui l'est injustement, l'autre, en présence d'un malheureux d'une condition semblable à la nôtre. Ce cas n'a donc rien qui fasse naître la pitié, ni la terreur. III. Reste la situation intermédiaire ; c'est celle d'un homme qui n'a rien de supérieur par son mérite ou ses sentiments de justice, et qui ne doit pas à sa perversité et à ses mauvais penchants le malheur qui le frappe, mais plutôt à une certaine erreur qu'il commet pendant qu'il est en pleine gloire et en pleine prospérité ; tels, par exemple, Œdipe, Thyeste et d'autres personnages célèbres, issus de familles du même rang.

[…] Des caractères moraux dans la tragédie

En ce qui concerne le caractère moral, il y a quatre points auxquels on doit tendre ; l'un, le premier, c'est qu'elles soient bonnes. II. Le personnage aura un caractère moral [il y aura un caractère] si, comme on l'a dit, la parole ou l'action fait révéler un dessein ; de bons caractères moraux, si le dessein révélé est bon. III. Chaque classe de personnes a son genre de bonté : il y a celle de la femme, celle de l'esclave, bien que le caractère moral de l'une soit peut-être moins bon, et celui de l'autre absolument mauvais.

Ἕξει δὲ ἦθος μὲν ἐὰν ὥσπερ ἐλέχθη ποιῇ φανερὸν ὁ λόγος ἢ ἡ πρᾶξις προαίρεσίν τινα <ἥ τις ἂν> ᾖ, χρηστὸν δὲ ἐὰν χρηστήν. Ἔστιν δὲ ἐν ἑκάστῳ γένει· καὶ γὰρ γυνή ἐστιν χρηστὴ

IV. Le second point, c'est que (les caractère moral) soient en rapport de convenance (avec le personnage). Ainsi la bravoure est un trait de caractère, mais il ne convient pas à un rôle de femme d'être brave ou terrible. V. Le troisième point, c'est la ressemblance. Car c'est autre chose que de représenter un caractère honnête et (un caractère) en rapport de convenance (avec le personnage), comme on l'a dit.

[…] VIII. Or il faut, dans le caractère moral comme dans la constitution des faits, toujours rechercher ou le nécessaire, ou la vraisemblance, de manière que tel personnage parle ou agisse conformément à la nécessité ou à la vraisemblance, et qu'il y ait nécessité ou vraisemblance dans la succession des événements.


2. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître (XVIII siècle) : Incipit

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. Le maître : C’est un grand mot que cela. Jacques : Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet.

Le maître : Et il avait raison... »

Après une courte pause, Jacques s’écria : « Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret !

Le maître : Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n’est pas chrétien.

Jacques : C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.

Le maître : Et tu reçois la balle à ton adresse.

Jacques : Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.

Le maître : Tu as donc été amoureux ?

Jacques : Si je l’ai été !

Le maître : Et cela par un coup de feu ?

Jacques : Par un coup de feu.

Le maître : Tu ne m’en as jamais dit un mot.

Jacques : Je le crois bien.

Le maître : Et pourquoi cela ?

Jacques : C’est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.

Le maître : Et le moment d’apprendre ces amours est-il venu ?

Jacques : Qui le sait ?

Le maître : À tout hasard, commence toujours... » Jacques commença l’histoire de ses amours. C’était l’après-dîner : il faisait un temps lourd ; son maître s’endormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : « Celui-là était apparemment encore écrit là-haut... » Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. L’aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. Et où allaient-ils ? Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu’est-ce que cela vous fait ? Si j’entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître dit à son valet : « Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours ?


3. Emile Zola, Le Roman expérimental (1880)

« Posséder le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. »


4. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1963)

Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXème siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »... Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire. Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême. Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne. Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur. On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.

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